Paul Ardenne
L'espace est impalpable
Historien, historien de l'art, commissaire d'exposition et écrivain
« J'ai voulu tendre un voile entre l'occupant et le monde extérieur. »
Pierre Chareau à propos de sa Maison de verre .
Serait-il des plus sophistiqués, le travail plastique de Justin Weiler (Paris, 1990) peut être défini ainsi, au plus simple : pictural ; semi-abstrait ; méthodique ; métaphysique. Au-delà des formes où il s’incarne, entre représentation et abstraction, il entraîne ses spectateurs dans un questionnement qui déborde la seule question de l’esthétique. Qu’est-ce, au juste, que l’espace ? Et où est l’espace ?
Le médium, son contenu, son extérieur
Pictural : Justin Weiler peint sur des carreaux de verre transparent et non, classiquement, sur des toiles. Avec d’emblée ce compagnonnage, celui du reflet. Pour certaines de ses compositions, il double le verre, à l’instar de travaux récents exécutés lors d’une résidence en Gaspésie (Canada, 2022), au centre d’art Magasin Général . Deux vitres peintes, alors, sont superposées dans le châssis, non toujours de la même taille, les effets de réflexion lumineuse et de couleur s’en trouvant démultipliés, ainsi que le rendu des fonds.
Que peint Justin Weiler ? Une vitre, un panneau de verre de format rectangulaire, enserrés le plus souvent dans un châssis métallique, deviennent chez cet artiste les supports visuels de formes peintes inspirées de motifs basiques, empruntés, pour certains, à ce que le monde urbain compte de plus banal : des grilles, des rideaux, des persiennes, des rideaux de fer, des vitrines. Ces motifs élémentaires, Justin Weiler les décline en séries avant de les exposer pièce par pièce ou, à l’occasion, sous forme de polyptiques, jusqu’à produire l’effet, dans certains cas, d’un panneau d’images ou d’une frise (La grande serre, date).
Un mot de l’outil de travail de l’artiste, l’aérographe. Justin Weiler utilise celui-ci « en modifiant constamment ses buses de projection », dit-il, dans ce but, produire un jet de matière peinte le plus fin possible, qui permette un recouvrement à la limite du recouvrement . La peinture diffusée par l’aérographe ainsi réglé (des pigments purs mélangés à de l’eau, du blanc de Meudon, ou encore de l’encre de Chine) ne doit ni couler ni moutonner. Ce type de pulvérisation évoque la peinture industrielle, et son résultat, la couleur imprimée. Une fois l’ouvrage terminé et exposé au regard, il fait oublier le geste du peintre, ce geste serait-il méticuleux et obstiné, une myriade de passages successifs, couche sur couche, strate après strate.
Le style
Semi abstrait : installons-nous, spectateur, face à un « tableau » de Justin Weiler. À l’image du titre d’une des séries de travaux de l’artiste, Screen, « écran », celui-ci s’offre en général à nous frontalement, comme un plan plutôt que comme un paysage ou une nature-morte peints riches d’un environnement spécifique. Une surface chargée sur toute son étendue de motifs sériels, à la Mondrian.
La pratique artistique de Justin Weiler, une « semi-abstraction » ? L’artiste joue sur deux tableaux référentiels, son œuvre suggérant un non-choix calculé entre art figuratif et abstraction. Il est ainsi loisible, dans chacun de ses tableaux, de « reconnaître » des formes, et de les qualifier : c’est un rideau de fer, c’est une fenêtre, ce sont des plantes derrière une vitrine… Cette qualification reste toutefois sujette à caution, et jamais prescriptive. Les formes peintes ici, autant qu’empruntées au réel, sont génériques : des lignes, des traits, des taches… Leur répétition accentue l’impression d’un travail fondé sur l’organisation, autant que sur la capture du visible et la restitution de ses éléments. Paysage construit, autant que paysage emprunté.
On le vérifiera, entre autres, avec Vitrum, un tableau rectangulaire, accroché en position « profil », installant ses spectateurs face à ce qui semble être une persienne. Sur le verre, des lamelles sombres alternent avec des zones plus claires et débitent le tableau à coups d’horizontales. Cette persienne-là, dont la représentation indique qu’elle pourrait être le sujet d’inspiration de l’artiste, se ramarre à parts égales à l’art abstrait géométrique. Pas de représentation stricto sensu mais, plutôt, une évocation. Pas de mimétisme mais une inspiration. Le reflet que renvoie le verre peint, ainsi qu’il en va pour tous les tableaux de Justin Weiler, accentue l’effet d’abstraction. En prime de sa couverture pigmentaire, le verre peint affiche en miroir notre visage occupé à le contempler plus, autour de nous et derrière nous, le volume de l’espace d’exposition. En l’occurrence, pas d’hyperréalisme à la façon de Richard Estes, nulle pulsion à mettre en scène picturalement les vitrages aux reflets multiples caractéristiques des villes modernes. La référence obligée, en lieu et place, ce sont les tableaux-miroirs de Michelangelo Pistolletto. À leur spectateur, ceux-ci livrent, à l’instar de Vitrum, la vision tout à la fois du « dans-cadre » et du hors-cadre.
Une pratique métrée et incrémentale
Quelques mots de la méthode, de la dimension notoirement méthodique de l’œuvre de Justin Weiler. L’artiste, toujours, opère de façon chirurgicale : gestes mesurés, répétés, sous la férule d’une règle de travail intangible. Celle-ci s’inscrit dans ce terme dont l’artiste, au fil de ses travaux, a fait et continue de faire sa règle, le terme latin Operire. Sa signification ? Couvrir, recouvrir, cacher, dissimuler. Peindre en apportant de la matière, en somme, tout en évitant d’apporter trop de matière à la fois ou de rendre cette matière évidente, hégémonique, triomphante. Offrir et retenir.
Cette manière protocolaire d’opérer n’est pas sans expliquer la particularité de la « touche » de Justin Weiler, en particulier la constante diaphanéité de ses verres peints. Peinture tant matérielle qu’immatérielle que celle-ci, exploitant cette troublante et contradictoire impression de limite et de traversée visuelle qui fait sa « signature », sa singularité. Où la « ligne claire » (un terme emprunté à la bande dessinée et désignant le tracé linéaire et franc) offrirait à la vue, bien posés à leur place sur l’espace du tableau, un ensemble de découpes et des secteurs franchement délimités, la « manière » dont procède Justin Weiler diverge, prend le large. Attachée à couvrir et recouvrir le support à force de couches peintes les plus fines possible, celle-ci joue sans fin du « débord », un terme que l’artiste affectionne particulièrement – ce qui déborde, passe la limite, ouvre la perspective. Pour quel résultat visuel ? Des effets de fuite, d’expansion du visuel, d’incertitude de la perception et de « reprise » du regard (on s’y reprend ici à plusieurs fois pour bien cerner un contour, une limite, un effet de creux ou d’avancée).
Privilégiant le travail par séries, sa pratique conduit Justin Weiler à graduer ses expériences, de façon incrémentale : chaque cycle de réalisations lui fournit l’occasion d’expérimenter une nouvelle couleur (le jaune après le blanc de Meudon et après le noir), un nouveau dispositif morphologique (deux vitrages superposés en guise de support et non un seul), de nouveaux matériaux (le MAPP, un mortier utilisé en maçonnerie, que l’artiste modèle, peint et va confronter à une surface vitrée dans une composition murale), de nouvelles spatialisations (les sculptures en verre de la série Shelters, « abris », à la forme inspirée des Cabanes de Vauban, après la cage vitrée créée pour l’entrée du musée de Nantes, Dédale, en 2022). La « manière » ne varie pas, l’écriture se perpétue, l’offre plastique, elle, se démultiplie, sans que changent la férule, la discipline opératoire.
Au-delà du vade-mecum, la métaphysique
Création picturale semi-abstraite et méthodique que celle de Justin Weiler. Cette création plasticienne, la qualifie encore, au point d’en faire un objet mental, sa métaphysique propre. Il se trouve ici, en effet, un au-delà de la seule physique, un « plus » ajouté à la matérialité. Virtuosité de la facture, technique maîtrisée, oui. Quelque chose en elle infuse encore, moins cernable consciemment que sa nature matérielle – une essence profonde, distillée au-delà du visuel.
Demandez à Justin Weiler de synthétiser sa recherche plastique et il vous répondra par cette formule : la quête de l’« espace intermédiaire ». Son recours au verre, dans cette partie, s’avère tactique : « Le verre, dit-il : une frontière physique mais pas une frontière visuelle ». Un matériau, ajoute l’artiste, prompt à permettre « les jeux subtils et perturbants de la transparence ». Le tableau est une « fenêtre », soit. Fermons cette fenêtre de verre. Quelles formes sa transparence mettra-t-elle en valeur ? Que laissera « passer » cette dernière du monde sur lequel elle ouvre ? Robert Delaunay a réalisé en 1912-1913 une bien curieuse Fenêtre, d’inspiration à l’évidence futuriste, un tableau où cet artiste moderne semble avoir peint non ce que la fenêtre, du dehors, encadre mais ce que le verre qui en est la substance matérielle reflète selon des angles divers, des angles dans ce cas diffractés et faisant de sa surface une mosaïque ou un patchwork de formes et de couleurs. L’artifice auquel recourt Robert Delaunay (donner à voir des reflets déformés, qui ne sont pas l’empreinte exacte du visible) informe sur la difficulté à se saisir de l’espace sitôt que la transparence s’invite et vient jouer sa partition. Où sont exactement l’extérieur et l’intérieur ? Où commencent-ils respectivement ? Le verre fait écran mais quel type d’écran est-il s’il ne filtre que conditionnellement la lumière ? Tout ne change-t-il pas à sa surface au prorata de l’éclairage, de la luminosité ambiante d’un lieu fermé ou, baignée de rayons, de celle d’un espace donnant largement sur l’extérieur ?
L’espace tel que Justin Weiler nous invite à le considérer et à nous en saisir est impalpable. Il est un « intouchable », la matière sans cesse fuyante d’un monde-substance croisant avec son opposé, l’insubstance. À vouloir en saisir la densité, nous nous désorientons. Marcel Duchamp, avec sa sculpture transparente À regarder d’un œil (l’autre côté du verre), de près, pendant presque une heure (1918) , nous avait incités déjà à prendre conscience de cette frustration. On ne peut spatialiser ce qui n’a pas de direction, l’espace est un complexe, une ouverture qu’il n’est jamais aisé de clore, de restreindre, de confiner. Justin Weiler, dans la foulée, nous offre le spectacle d’espaces indéterminés, à la fois sûrs par leur offre visible et incertains, spectacle générateur de confusion spatiale, de flottement. De quoi conduire à faire émerger en nous, spectateurs, cette réflexion centrale : comment, en ce monde, nous positionnons-nous ? Tout espace est d’abord et avant tout psychologique, une impression d’espace.
Le pourquoi (plus loin dans l’intentionnalité)
L’essentiel de l’œuvre de Justin Weiler, au-delà des formes et de l’esthétique qu’elle propose, serait donc la question même de la perception. Non plus ce qu’est cette œuvre au titre de sa facture, le mode créatif spécifique qui la fait naître, l’« alchimie » même de l’artiste qui aboutit à sa fabrique mais ce qu’elle inspire à qui la regarde. Ceci de façon subtile, en dépit de dehors singulièrement attrayants, de n’offrir délibérément rien de spectaculaire, sans racoler jamais et de s’être mise à bonne distance du « monde », de notre réalité. Un « monde », une réalité que cette œuvre effleure moins qu’à peine. Pas en son sein de représentation réaliste, pas plus de recension événementielle, pas non plus de description à même de renvoyer au spectacle des choses et des êtres qui nous entourent et que nous sommes.
Il est toujours délicat d’expliquer pourquoi une création visuelle en vient à capter notre regard, en quoi elle « aspire », « magnétise », pour quelle raison notre rétine s’y accroche. Le goût, qui plus est, est relatif, tout comme s’avère le plus subjectif qui soit le sentiment de la « beauté » toujours prompte à rendre notre œil prisonnier. Compositions et sculptures de verre peint de Justin Weiler possèdent du moins cette qualité, de nature captative : leur forte présence et le mécanisme perceptif que cette présence génère, attirer le regard pour mieux l’arrêter dans sa course. Stries, découpes visuelles, placement des couleurs, grammages, sans oublier le miroitement et le reflet, tout ce qui caractérise plastiquement le travail plastique de Justin Weiler s’expose ainsi avec une forte capacité à se rendre essentiel. L’effet de présence dont irradie ce dernier, relevons-le, n’est pas loin d’être paradoxal. S’il est difficile de raccrocher à cet univers-là nos pensées ou notre condition, la capacité d’attraction née de cette œuvre n’en reste pas moins notoire.
À quoi doit-on ce magnétisme visuel, cette force sensible, au-delà de la seule apparence, et au-delà de la morphologie ? Quelque chose, dans les compositions de Justin Weiler, intrigue. Cet effet d’intrigue maintient le regard dans l’observation, au lieu de le voir décamper. Produire et livrer, avec chaque création, une « matière-immatière », à cet égard, est judicieux. De la matière, il y en a en ces lieux – de l’encre, de la peinture, du verre, du Mapp – mais affirmée autant que donnée à voir au spectateur dans la fragilité de l’immatérialité. Encres et peinture rendus quasi transparents, superpositions de plans et reflets multiples au pouvoir avéré de diffraction du visible, possibilité offerte à l’œil du spectateur de « traverser » les compositions sans pouvoir exactement y trouver un point d’appui, une stabilité focale : ce dispositif savamment élaboré, se refusant aux tracés durs et à une géométrisation graphique n’est pas sans créer un effet plastique flottant, inerte et en mouvement à la fois, rendu cinétique par le regard sans cesse mobile d’un spectateur cherchant au creux de chacune des créations de l’artiste un point d’attache qu’il ne trouvera pour finir pas.
Pas de perspective centrée, pas de succession tranchée des plans, une profondeur incertaine… Justin Weiler, avec brio, a retenu la leçon d’un Dan Graham, artiste expert, dans les années 1980, du jeu avec le spectateur, un spectateur baladé chez Graham au milieu de dispositifs architecturaux semi-transparents aux surfaces en verre sans teint à double face. Des surfaces rendant incertaines, tout à la fois, l’image reflétée et la vision en transparence, avec cette conséquence, le sentiment, pour le spectateur changé en une mouche dans une toile d’araignée, d’être absorbé par l’œuvre, autant que d’absorber celle-ci. Michel Deguy, poète : « Où sommes-nous donc, nous étonnant d’y être, et que l’étonnement étonne ? »
Et au-delà du visuel ?
L’historien de l’art mis en face de l’œuvre de Justin Weiler lui trouvera, pour sa part, cette autre spécificité, au registre sociologique cette fois : sa discrétion. Rien en celle-ci de déclaratif, ni manifeste ni leçon, pas de flatterie ni de culpabilisation du spectateur. Cette propension à ne pas discourir, à se refuser au manifeste, à demeurer mutique, tient dans cette conviction de l’artiste : la forme seule a pour mission d’exprimer. Création fondamentalement acritique que celle-ci, qui ne fait la guerre à personne et pas même à elle-même.
Est-ce un bien, un mal au contraire ? Chacun y ira en la matière de son opinion, qui est libre et aussi opportune que recevable (il n’y a pas de vérité en art, la seule entre les « productions » humaines qui puisse se permettre d’être à la fois tout et son contraire et tout ce qu’il y a entre les deux, en toute légitimité). Relevons juste ce point d’histoire, au registre culturel, à toutes fins de « situer » ce travail artistique, de le ramarrer à son époque, au Zeitgeist, l’« esprit du temps ». Lorsque Justin Weiler se met au travail, dans les années 2010, l’heure est en Occident, à une création plasticienne aussi diserte que militante recyclant sans fin l’esprit du « Woke », les « Éveillés » (néoféminisme, lutte contre le genre, soutien aux minorités, question du décolonialsme). L’œuvre de Justin Weiler ne suit en rien cette inflexion, lui préférant une création décontextualisée, ouvragée au plus loin des fièvres (des vapeurs opportunistes ?) de son époque. L’effet de l’indifférence ?
Justin Weiler, qui ne vient pas d’une autre planète, appartient en vérité à cette catégorie d’artistes plasticiens pour lesquels l’art est un dispositif d’enquête intime et psychologique et non une écriture démonstrative. En expérimentant matériaux, formes et effets plastiques, l’artiste produit en se produisant lui-même, il esthétise tout y gagnant de s’« augmenter ». Cette manière de mûrir une position sans cesse en devenir laisse ses chances à la vie aventureuse, que ne gèlent pas les choix définitifs. Pas de pétrification, l’art est mon moteur existentiel. Que voulons-nous dire ? L’artiste s’attache à avancer avec sa création, en elle, non comme un acteur allant débitant un texte appris mais comme un pisteur, comme un explorateur de l’être pour qui les formes et ce qu’elles signifient et révèlent tiennent lieu de boussole. Au demeurant, qui est d’abord concerné par la recherche sur les limites de la perception dont témoigne l’œuvre de Justin Weiler, sinon lui-même ? Par l’incertitude de tout ancrage spatial et, par extension, mental dont elle est l’allégorie, sinon lui-même ? Par la tentation de s’entourer d’un univers « paraventaire », protecteur, installé entre lui et le monde et ses brutalités, sinon lui-même ? La notion d’« intermédiaire » chère à l’artiste prend ici tout son sens. De même qu’un tableau est un espace intermédiaire entre le corps du créateur (avant celui du spectateur) et le réel, l’acte de création est lui aussi ce moment intermédiaire par lequel un être à venir advient à l’existence. Dans ce moment de genèse, l’artiste au travail apprend forcément de lui-même, pouvoir et impouvoir mélangés, entrelacés, se malmenant l’un l’autre. Une maïeutique, un accouchement simultané de soi et de l’œuvre, de façon prospective, accumulatrice, pas à pas.
Voir c’est penser
L’art vivant, en notre début de 21e siècle, est moins que jamais clos ou routinier. Il génère avec une énergie peu commune une foultitude de créations passionnantes dont l’objectif ultime est toujours le même, depuis les débuts de la modernité, donner un sens à nos vies. La formule tient du cliché, n’en doutons pas, mais ce qu’elle sous-tend, en revanche, pas du tout : plus qu’achevés, nous sommes et restons inachevés, notre conscience d’être est en devenir constant et ce devenir cherche, se cherche.
L’art de Justin Weiler, en cette affaire de la recherche du moi, n’apporte pas de solution, il n’est ni salvateur ni rédempteur mais beaucoup mieux sans doute, méditatif. Il distribue de l’eau au moulin de notre incomplétude et le fait avec une force attractive indéniable reposant sur une constellation de formes aussi mobilisatrices pour l’œil qu’elles sont stimulantes pour l’esprit en éveil. Qui dirait que ce n’est pas important ?
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est notamment l’auteur de Art, le présent (Regard, 2010) et de Heureux, les créateurs ?
(La Muette, 2016).
Paul Ardenne
Présence
Historien, historien de l'art, commissaire d'exposition et écrivain
Justin Weiler s’est fait connaître par de curieuses peintures sur verre à l’encre de Chine ou acrylique inspirées de motifs parfois banals : une porte de garage, un store, des plantes en vitrine.... Curieuses peintures en effet que celles de ce jeune artiste français, ni réalistes ni abstraites, proches par l’apparence de la photographie, se développant fréquemment en strates par superposition de plusieurs plaques de verres peintes, toujours signalées enfin par leur forte capacité à retenir matière et signe en lisière de matérialité et d’immatérialité, à parts égales. Présence : ces peintures-là évoquent bien le monde visible et comment notre œil le capture et le fixe. Mais absence aussi bien, perceptible dans l’artificialité caractéristique de chacune des réalisations de l’artiste. Cumulées, voisines, articulées, des formes nettes s’adossent pour l’occasion à d’autres qui s’évaporent. Un monde qui est, un monde qui disparaît. Le réel tel que nous le percevons, dans son développement, n’est-il pas fait de ce balancement constant entre ce qui apparaît et ce qui s’évanouit ?
Pour l’exposition « Présence », Justin Weiler a travaillé plusieurs semaines en Gaspésie, sur site, dans le cadre d’une résidence d’artiste au Magasin Général. D’abord aspiré par le paysage de la côte et du Saint-Laurent, une offre visuelle et sensible d’une force d’attraction peu commune, l’artiste tourne bientôt le dos à ce spectacle magnétique pour se concentrer sur l’espace intérieur du Magasin Général, à l’étage où il officie et où seront exposés les travaux picturaux qu’il va réaliser à Sainte-Madeleine. L’ensemble des œuvres qu’il y façonne patiemment, toutes intitulées Screens, « écrans », exprime le lien spatial et synesthésique de l’artiste à ce milieu de création occasionnel, banal a priori mais parcouru pourtant, le jour et la nuit passant, de multiples jeux de lumière et d’ombre suscitant perspectives, découpes géométriques et autres zones de contact lumière-ombre aux contrastes aussi riches que subtils. Présenté diversement en diptyque ou en triptyque, chaque Screen fait en cela état d’une « présence » attentive de l’artiste à son milieu, un espace banal sans doute mais, par la grâce transformatrice du travail artistique, transfiguré, sublimé, converti en un signe fort, intrigant.
Clare Mary Puyfoulhoux
Membre AICA-France, comité de rédaction Possible, rédaction en chef du B!B!
Le dernier motif de Justin Weiler, arrivé après l’épuisement des rideaux de fer, est né dans l’atelier de la Casa de Velasquez, entre deux fantômes et une épiphanie. Les rideaux qui avaient arrêté l’œil initial portaient la trace d’impacts de balles, ils étaient situés. Le geste les absorbe dans la pratique, les abstrait. L’enjeu de la figure tient à ce qui est brisé dans la mécanique d’acier. Les rideaux eux-mêmes, en tant que sujet, sont prétexte à un travail de lumière, de plans, de brisures. Lourds, métalliques, massifs et structurants ; ne reste au final de leur substance que l’espace architecturé.
L’artiste parle de partition, il compose. Les plaques de verre entre lesquelles est saisie la matière, pour tirer de la peinture la plus grande puissance à partir de sa plus infime texture, ont pris le relai. Elles ont porté le rideau, l’ont transfiguré. Il fallait d’autres parcours, entrer dans la phase qu’il baptise Dédale. Le motif se travaille comme un muscle. Avant d’être décliné dans la série sur laquelle ce texte s’arrête à l’occasion d’Operire #8, il a pris forme en sortie de résidence à la Casa de Velasquez en 2020, a été présenté à la plusieurs reprises jusqu’à trouver une forme monumentale[1] et encagée sur le parvis du Musée d’Arts de Nantes.
A force, le geste se précise, imprime et dépasse le souvenir du rai de lumière venu faire intrusion dans l’ombre de l’atelier. Partout, toujours, quelque chose est mis à mal. Partout, le corps est impliqué, pris dans un geste à son échelle, dans le jeu propre à l’athlète de se voir absorbé, et presque nié, par la performance. Les lignes qui structurent l’espace des œuvres s’effacent, sont des coupures dégradées. Résultats d’un empêchement, elles tranchent et fabriquent autant de plans, d’inclinaisons, de tangentes, à ce qui s’offre radical, en impossible frontalité. Le regard, happé par la fente, cherche un chemin.
Jusqu’à présent : dans toutes les nuances de noir travaillées, surgit parfois un imperceptible brun, aura organique d’un travail calculé. Puis : Le soleil s’est engouffré. Ombre et lumière alors éclatent et leur jonction se fait en interstices de couleurs, manifestations d’une dissonance créée par le manque. De cette absence d’accord, Justin accueille l’un. C’est ici que commence la présente série.
Le labyrinthe attire et trompe l’œil qui cherche un centre et se retrouve à naviguer dans une infinité d’espaces d’intensités variables, malgré la palette vive : rouge, jaune, bleu, noir. Primaires, les couleurs assumées originellement se corrompent d’infimes quantités d’une autre qui les mâtine, les chauffe ou les éteint. Juxtaposées, elles fonctionnent en duo, de sorte que l’imprévisible du résultat l’emporte sur la rigueur du protocole. Deux plaques de verre peintes, un fond blanc pour faire mur, le cadre. De là, une expérience, celle de voir une palette neuve, involontaire, surgir de plans mêlés. Ce qui fusionnait en noir se scinde, encore hanté par la complexité du tout. La plaque est posée sur une matrice, structurée. Chaque tentative vient d’un coup, sans repentir, dans une lutte avec l’outil conçu pour et porté à sa dernière extrémité. Surgissement égal à l’apparition première de couches de lumière sur un mur, la proposition fonctionne en écho ou multiple de ce qui échappe même à l’instant.
La série montrée à la Galerie Mélanie Rio Fluency a été conçue pour le lieu et le temps d’exposition. Elle est articulée. Il y a, d’un côté, la constance du vertical un mètre vingt. Accrochée, la partition se présente à hauteur d’homme, horizon médian, palpable, pour qui s’en approche. De même, la largeur de chaque pièce, si elle varie entre cinquante, soixante-dix et quatre-vingt centimètres de largeur, semble être à la limite entre ce que le corps peut saisir et ce qui peut l’absorber. Interfaces, les pièces jouent sur la froideur et l’insaisissable du verre : regarde-t-on la peinture sur ou à travers ?
[1] Dédale, Justin Weiler, 2022, présenté du 11 février au 30 septembre 2022 - Captive de l’institution (la façade du bâtiment englobe la scène), l’œuvre se joue de l’architecture et du soleil dans un ballet avec l’œil des passants.
Fréderic Emprou
Light is the new black
Ecrivain, critique d’art et commissaire d’exposition
Si la pratique de Justin Weiler s'inscrit à travers une approche sensible et perceptive, elle présente et met en oeuvre autant de façons de peindre et d'interroger les dimensions d'une matérialité de la peinture pour le regard. A partir de variations à la couleur noire, sur les différentes manières d'entrer dans un tableau, par le biais de séquences monochromes, abstraites ou figuratives, les productions de Justin Weiler multiplient les cadres et les expériences du points de vue qu'elles proposent au spectateur.
Empruntant au registre du domestique et de l'urbain, le travail de l'artiste décline ces avatars du châssis sur le mode du support et de la fenêtre, qui ouvrent la vue ou la cachent, dévoilent ou dissimulent, recouvrent et laissent voir. Développant des qualités physiques d'intérieur et d'extérieur, l'idée de la toile prend ici le format qui compile et amalgame des motifs issus du réel : verrières, vitrines, écrans, stores, rideaux de fer... A la façon du photogramme, d'un obturateur ou d'une camera obscura, les pièces de Justin Weiler participent de cette notion de lieu de captation et d'exposition, qui opacifie ou révèle des plans et des lignes de fuite. Marqués de perspectives et de strates, ces endroits frontières et moments intermédiaires, génèrent des découpes de l'image et de l'espace, comme autant d'interfaces et de parois, dialoguant avec les contextes et les architectures. Au travers des interventions de l'artiste, ce n'est donc pas un hasard si les figures du dédale ou du labyrinthe peuvent apparaître selon les visions et les échelles en épousant l'espace public, l'in situ d'un white cube ou l'intérieur d'une chambre.
Halos, grilles et bandes striées, transparences et nuances, jeux d'ombres et reflets, les compositions de Justin Weiler procèdent d'effets immersifs et de profondeur avec la lumière, en créant des rapports de distanciations entre le spectateur et l'objet regardé. Des passages à l'encre de chine sur le verre, à de bas reliefs aux volumes sérigraphiés, il y est toujours question de traces et de gestes répétés, de successions de couches, d'impressions ou d'empreintes, de manipulation de textures et d'épaisseurs. Manière de se balader entre les codes et les répertoires esthétiques, chez l'artiste réside une analogie entre le geste qui façonne, les accrochages qui s'agencent et l'idée du peintre et du sculpteur. Tension entre mécanique et processuel, arbitraire et fait main, la palette conjugue organique et empirisme, les naturalités et le minimal, les dispositifs de fabrication et la remise en jeu de protocoles. En citant les noms de Gasiorowski, Larry Bell ou de Barnett Newman, Justin Weiler pointe là son désir constant de s'émanciper d'une certaine façon de faire de la peinture, comme de jouer avec son caractère programmatique.
A l'image d'un bouquet de fleurs en construction, le modulaire, pour l'artiste, va de pair avec le suspens ou la succession à l'infini, et l'élaboration d'un cadre aux limites sans fin ou à l'agrandissement continuel. Iconographie répliquante, à l'instar d'une tulipe et de sa décomposition, qui se déploie d'après le déroulé de panneaux publicitaires aux murs, la reproduction de l'image et sa sérialité tient du détail et de la focalisation picturale comme de la vanité. Représentations récurrentes du temps qui passe, et de la vie qui se fane, les fleurs et l'élément végétal correspondent ici autant à l'artifice plastique qu'à une réactualisation panoramique de l'exercice classique de la nature morte.
Telle une manière de tourner autours de son sujet, par ses différents glissements et surfaces en mutation, Justin Weiler dresse la trame fantôme d'un tableau qui se cherche. Puzzle clinique et charnel, qui s'offre par touches et mouvements, les œuvres de Justin Weiler se donnent à voir comme les fragments d'un grand ensemble au noir, qui explore toutes les matières et les contours d'une peinture, pour laquelle on ne sait plus si c'est l'angle ou la vue qui change, l'oeil ou ce qui est regardé qui bouge.
Jean-Christophe Arcos
Paupières
Commissaire d'exposition indépendant et critique d'art
Lorsque nous possédions tous des portes d’entrée sans interphone ni sonnette, les coups frappés à la porte réveillaient encore quelques atavismes. L’une des plus belles envolées de Thomas de Quincey a trait au heurt à la porte dans Macbeth. Ce heurt annonce que la « terrible parenthèse » - celle du crime – est close, et que « le train ordinaire du monde dans lequel nous vivons » est de retour. Brian O’Doherty, Le contexte comme contenu, 1976
S’il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, ni l’ouverture ni la fermeture ne peuvent se passer du seuil.
Ce seuil gisant de possibilités, l’art de Justin Weiler s’emploie à le balayer, à en révéler les ambiguïtés et les permanences, les profondeurs et les transparences.
Le spectre des médiums auxquels l’artiste a recours élargit la peinture à la sculpture et à la photographie – non pas tant qu’on puisse affirmer avec certitude que les rideaux de plâtre empâtés d’un noir massif appartiennent à la sculpture, ni que ses encres de Chine superposées sur plaque de verre ne soient résolument pas liées à la photographie : mobilisant avec un systématisme implacable la grille, le store et l’écran, Justin Weiler indique avec clarté que sa position se situe à l’interface, à l’endroit où le plan et le volume se gondent.
Tout n’est question que de niveaux de gris : l’obstacle que trouve la lumière dans son chemin vers la surface où elle se dépose y laisse une trace. Epais, il capture son rayonnement dans un blanc laiteux de matière : la matière, même blanche, crée de l’obscurité.
Dans ses derniers Screens, l’une des séries suivies depuis quelques années par l’artiste, le processus dévoile ses clairs-obscurs : par les réserves et les masquages, Weiler fraie un passage vers la surface première sur laquelle il a accumulé la peinture. Le blanc n’est pas ajouté : il est d’origine. Offrant à l’œil le terrain vierge sur lequel la main du peintre est intervenue, la ligne blanche esquive tout geste.
La paupière, dans un mouvement mille fois irréfléchi, obture ou découvre, protège ou expose : un seul muscle répartit le royaume du jour et celui de la nuit.
Automatique, le geste n’en commande pas moins de façon déterminante l’attache entre dedans et dehors.
La paupière lie le secret et le révélé.
Appliquant couche sur couche sur cette peau matricielle, Justin Weiler affirme l’héritage du sfumato comme témoin du passage de relais entre la peinture classique et sa pratique décomplexée des techniques.
Ce qui se transmet, ce qui dépérit, ce que l’on peut protéger tout en l’exposant au faisceau d’obscurité de notre temps : l’œuvre de Justin Weiler est habitée d’épaisseurs dans lesquelles se noue le commerce entre le vivant et la mort.
Erigés dans le carcan de métal qui les maintient à la verticale, les MAPP (mortier adhésif de placoplâtre) livrent leur matière nue d’écorchés vifs cloués à leurs stèles.
Ces crucifiés semblent extirpés par on ne sait quels archéologues profanes du sarcophage d’Ad retro, vide si ce n’est d’une lumière barrée par les dépôts lourds que la brosse enduite de blanc de Meudon a laissés sur la vitre – le blanc devenu noir à force de retenir la lumière. Chaque nouvelle couche retire la précédente, et la dernière vague arrête à son profit la transparence du verre.
Eclatés en une multitude d’écrans renvoyant au vocabulaire de l’art religieux et à la vanité païenne, des bouquets lancent un chant d’amour éternel : saisies dans leur fraîcheur, coincées dans cet espace frontal, clos et ambigu de la vitrine, les fleurs semblent lancer un défi à leur réclusion autant qu’à leur fossilisation. L’image, toujours à l’échelle 1, profite du cadre qui la borne pour entamer une danse décomposée digne d’un Muybridge.
La vision, rythmée, s’appuie sur la musicalité d’une image partitionnée : les panneaux, autonomes les uns des autres et détaillant chacun son couplet singulier, comme dans un Brueghel, structurent un espace escamoté, taché de la lumière des reflets.
Face à l’architecture de verre du Palacio de Cristal, initialement serre pour plantes tropicales et motif de son séjour à la Casa de Velazquez, Weiler imagine une œuvre prismatique qui emprunte au paysage urbain la persistance rétinienne de son défilement et les éclats lumineux aveuglant les vitrines.
Dans ce jardin d’hiver colonial, les plantes ne savent plus où se mettre : la diffraction du verre, son accumulation en strates, et par suite l’espace stérile engendré et mangé par la transparence, tout concourt à parasiter, par trop-plein, la jonction entre la profondeur et le plan.
Profondément vivante dans sa sévère fixité, l’œuvre de Justin Weiler est jalonnée de doubles contraintes : c’est qu’une grille, une porte, une paupière, comme Janus, possèdent deux faces, et une multitude de passages secrets entre des mondes réputés clos – il suffit de regarder par le trou de ses paupières.
Marion Zilio
Ou le spectacle de la vie moderne
Docteure en esthétique
Critique d’art (AICA) et commissaire d’exposition indépendante (C-E-A)
C’est par un heureux hasard que le médecin et botaniste Nathaniel Bagshaw Ward inventa, au milieu du XIXe siècle, un dispositif ingénieux de circulation de l’air et de condensation de la transpiration des végétaux. Le londonien, souhaitant protéger ses fougères des fumées de charbon, venait de mettre au point une serre en verre portative qui allait permettre le transport des plantes exotiques dont on ne parvenait pas à faire pousser les graines ni à maintenir vivantes sur de longs trajets maritimes. C’est ainsi que le botaniste Robert Fortune mit fin au monopole chinois de la production et de la commercialisation du thé, en implantant clandestinement des théiers en Inde ; ou que les colonies britanniques commencèrent une culture de caoutchouc venant d’Amérique du Sud, en Malaisie. Deux nouveaux produits précieux s’ajoutèrent de la sorte à la liste des marchandises commercialisées par le Royaume-Uni. La « caisse de Ward » fut probablement le meilleur investissement que n’ait jamais fait l’ère victorienne, en ce qu’elle confortait la position dominante d’un Empire colonial sur le reste du monde et des diverses espèces.
À l’aube de la révolution industrielle, les villes se transformèrent et prirent l’apparence d’une « civilisation de verre » aux multiples reflets, dont on nourrissait les vertus de transparence et d’ouverture au monde qu’elle augurait. Réservées aux halls d’exposition et de gares, aux lieux de passages et aux vitrines des grands magasins, ces architectures transitoires, charriant des notions de commun et de mobilité, éveillèrent bientôt des visions totalitaires de surveillance et de libre circulation des produits de consommation. Les serres et les vitrines devinrent l’expression esthétique du spectacle moderne.
L’œuvre de Justin Weiler s’inscrit dans cette tension à la frontière entre un espace intérieur et extérieur, entre contemplation et domestication, utopie et dystopie. Les surfaces trament et scandent un motif devenu pattern. Stores, serres, écrans, rideaux de fer, plantes et bouquets de fleurs obéissent à une frontalité stratifiée, comme autant de métaphores des couches d’encre qu’il balaye, de manière répétitive, sur son support.
Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Paris-Beijing, Justin Weiler nous invite à flâner à l’intérieur d’une serre d’exposition aux systèmes imbriqués. La galerie est devenue l’antre de tous les seuils, un espace de déambulation au sein des interstices, où s’agencent des fenêtres opaques, des murs extrudés noirs comme des monolithes ou encore une serre rétrolumineuse. Weiler prolonge les chapitres d’un protocole qu’il s’est lui-même fixé : Operire#5 poursuit son inlassable geste de recouvrement. Couvrir, recouvrir, dissimuler, cacher et, par voie de conséquence, révéler à force de masquer. Lorsque le geste s’entête et s’obstine, passe méticuleusement ou nerveusement, sur la couche qui la précède, il la rehausse en même temps qu’il lui soustrait un fin dépôt. Le cycle Opérire (2017) est né dans les tréfonds d’un bunker. Face au sentiment d’oppression, sous l’épaisseur et la brutalité du béton, Weiler répond à la frontalité par l’écart.
Alors en résidence à Beyrouth, le plasticien est confronté à des rideaux de fer qui imposent leur clôture aux commerces et leur trame à la ville. Stigmatisés à la suite de la guerre au Liban, ces derniers sont transcendés en lignes d’une partition dont les impacts de balles apparaissent comme autant de notes de musique. Le rideau de fer, dont l’expression fut popularisée par Churchill, devient pour Weiler le prétexte à un jeu de matière et de lumière. Ses effets de façades se dilatent dans la profondeur d’un noir rétinien. La surface paraît percée par un halo de lumière qui donne à ces stries accablantes une vibration intense. La froideur du métal et ses résonnances itératives ouvrent peu à peu l’espace et libère la grille de sa lecture unilatérale. La structure se dérobe au regard et tend vers une abstraction minimaliste, voire réconfortante.
Au papier Arches sur lequel le plasticien superpose ses couches d’encre de Chine se substitue, dans la série Screen (2017-2019), des plaques de verre. Les panneaux alignés et posés à même le sol de l’œuvre Vitrum (2017) déjouent la verticalité au profit d’un équilibre précaire et oblique. Le support participe à sa mise en scène et invite les murs de la galerie à révéler les réserves de blancs tels un photogramme ou un négatif photo. Le motif se dilate et chaque passage de noir ou de blanc de Meudon matérialise une épaisseur qui s’étire en jouant de la transparence et de l’opacité. Screen représente un troisième espace, telle une membrane entre l’intérieur et l’extérieur, la série élargit le champ du visuel et celui de la peinture : ses accidents et ses coulures témoignent d’un processus d’altération faisant du temps un protagoniste de l’histoire.
C’est à nouveau ce désir d’étirement, plastique et temporel, qui est à l’œuvre dans le monumental Bouquet pour Annie (2018). Réalisé sur près de trois années, le dessin se présente sous la forme d’un quadrillage composé de 81 cadres derrière lesquels pousse et dépérit un bouquet de fleurs. Vanité contemporaine, éprouvant le temps qui passe, Justin Weiler n’a cessé d’ajouter par homothétie des parcelles de papier composant ainsi un motif végétal en expansion. Si dans le détail, chaque feuille jouit d’une certaine autonomie, ensemble elles agencent une sorte de retable qui déplie l’image et sature l’espace dans un jeu formel entre la ligne et l’organique.
Les plantes grasses ou tropicales, yucca ou Aloe vera dont Ikea a standardisé nos salons, prennent également place dans La Grande serre (2015) ou Madrid (2019) derrière un encadrement de vitrines, tels des animaux enfermés dans leur cage. Les serres sont des couveuses qui accueillent des microcosmes et domestiquent celles et ceux, humains et non-humains, qui s’y abritent. Mais elles sont aussi l’apanage des colonisateurs qui exhibent les fruits de leurs conquêtes, comme le fit le roi belge Léopold 2 avec le Congo, ou le Palais de Cristal du Retiro à l’occasion de l’exposition sur les Philippines en 1887. Conçu par l’architecte Ricardo Velásquez Bosco, le Palais présentait l’« exotisme » de la vie quotidienne de ses colonies espagnoles, tandis que le jardin du Retiro reconstituait un village indigène pour abriter des Indiens, un boa et des caïmans importés des îles pour l’occasion. En résidence à la Casa Velásquez, en 2019, Weiler réalise Madrid, une composition quasi-carcérale exposant des Aloe vera.
La serre Ad Retro (2017) enduite dans un geste frénétique et libératoire de blanc de Meudon apparaît dès lors comme une tentative d’expiation. Généralement utilisée pour occulter les vitrines ou comme produit d’entretien, la pâte opère un recouvrement qui invisibilise ce qui d’ordinaire est exhibé. L’architecture rétroéclairée inverse les contrastes : le noir provient du blanc, et l’on contemple son occultation.
La vitrine, avec ses jeux de reflets qui nous intègrent à l’objet désiré, matérialise un espace médian dont la légèreté et la transparence sont enfin transformées en barrière opaque dans les sculptures Mapp (2019), réalisées en Mortier Adhésif pour Placoplâtre. Face à la précision du geste que l’on retrouve dans ses vanités s’élèvent des monolithes noirs et mystérieux, censés peut-être influencer l’évolution de l’espèce humaine. Plus mélancolique que moralisatrice, plus poétique que politique, son œuvre monochrome suspend le temps qui passe. Par-delà la grille s’impose une profondeur qui ouvre l’espace et rend visible ce qui était caché.
Julia Beauquel
Critique d'art et Commissaire d'exposition
La plupart des œuvres de Justin Weiler visibles ici sont des lavis à l’encre de chine tirés d’une série thématique de rideaux de fer présentant des impacts de balles. Ces compositions horizontales de lignes plus ou moins espacées occupent tout le cadre, transformant en images abstraites ce que sont à l’origine des fermetures de magasins à Beyrouth, au Liban. La lumière parfois vive, parfois plus discrète éblouit frontalement ou se diffuse en oblique et à la verticale quand elle ne semble pas sur le point de disparaître. Les contrastes ainsi marqués entre les nuances de gris renforcent la noirceur des ombres et celle des trous que l’artiste lui-même compare à des notes de musique sur une partition. La réalité sinistre dans laquelle s’ancre ce travail (celle de la guerre civile et de ses traces persistantes dans le paysage urbain) est à la fois fidèlement représentée et transcendée par l’imagination de l’artiste et son travail en série impliquant la répétition et la différence.
À partir de là, diverses interprétations sont autorisées. La plus littérale est aussi terrifiante que la pensée des bruits secs et métalliques des balles pénétrant les rideaux, ou de ceux-ci se fermant comme un couperet. Il y est question de vie et de mort ; de la triste cacophonie précédant le silence soudain, et des cicatrices laissées par l’histoire violente des hommes. Isoler les marques de ces balles à la manière de Justin Weiler revient à écrire, en mode mineur, un requiem que l’on peut rejouer pour conjurer le silence et remplir le devoir de mémoire qu’imposent ces temps troubles. Après le tomber de rideau, le concert se prolonge. Les plaies indélébiles des impacts meurtriers rappellent à qui risque toujours de l’oublier l’horreur des conflits.
De manière plus imagée, le spectateur peut voir en ces rideaux abimés l’allégorie des blessures de l’existence. La fragilité de tout être vivant s’éprouve dans le passage du temps ; aucune carapace ne saurait l’en protéger ou dissimuler les effets du vécu. Par des « successions de couches d’encre qui reproduisent le processus d’altération, la pollution, le dépôt de poussières, les coulures d’eau », les lavis de l’artiste évoquent l’usure progressive de la matière, et par extension la vulnérabilité et le vieillissement irréversible de l’homme. L’hermétisme et la solidité du rideau métallique ne sont qu’illusoires. Ses failles et sa corrosion sont les stigmates d’une vérité à laquelle il faut faire face ; celle de la fin qui nous guette.
Une signification proche émane de l’image de la plante ou de l’autoportrait en pantin.
La première, en guise de vanité, évoque la brièveté de la vie contenant en elle-même la dégradation et la disparition prochaine. Bien que l’arrondi naturel des courbes transmette une sensation d’ouverture voire d’épanouissement – par opposition à l’aspect rectiligne et fermé des rideaux fabriqués par l’homme – le caractère abstrait des lignes ainsi que le cadre serré qui enferme le végétal reconduisent à l’idée de la fatalité. « On ne peut que faner », affirme l’artiste. Aucune issue de secours n’a été trouvée pour échapper à ce destin.
Jenna Darde
Chambre 107
Chargée de projets à la programmation et production artistique, Le Voyage à Nantes
Justin Weiler est peintre. Il utilise la peinture comme un matériau à sculpter. Usant d’un répertoire de formes d’éléments plutôt
« pauvres » de l’architecture - serres, stores, rideaux de fer – il s’inspire parallèlement de techniques issues du bâtiment : le Mapp (Mortier Adhésif pour Placoplâtre), le blanc de meudon utilisé pour opacifier les devantures de commerces vides, tout en utilisant des matériaux nobles telle que l’encre de chine. Usant de protocoles perfectionnés au fil de l’évolution de ses projets, de ces différentes techniques et matériaux et sources d’inspiration, Justin Weiler réalise une œuvre profuse où la minutie, la dextérité du geste, le goût de l’effort sont tout aussi importants que la finesse du rendu et la beauté de l’œuvre. Cette beauté surgit notamment par la lumière qui irradie ses peintures : jeux d’ombres, de clair-obscur, de reflets et de transparences, transforment l’espace qui les abrite. Révélant les différents niveaux de noirs en appliquant la peinture en multiples fines strates, l’artiste travaille ensuite la peinture en profondeur, tel un sculpteur, accrochant la lumière en mettant en valeur les contrastes.
Pour la Chambre 107, Justin Weiler a conjugué deux vocabulaires de son répertoire. Telles les parois d’une serre, les grands verres peints épousent la hauteur significative de la chambre, et la transforment en un autel, tandis que le motif du store – transposé à la verticale pour répondre au volume de la chambre – agit comme une double peau dans l’espace.
Peintes à l’encre de chine en de fines couches, à la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, ces trames viennent quadriller la chambre tout en ménageant par la lumière qui les composent des ouvertures dans l’architecture.
Allongés, les hôtes ont l’opportunité d’apprivoiser l’œuvre de manière frontale, ou déambulant ils apprécient les reflets qui s’opèrent entre les deux parois. Ils découvrent alors la lumière, principale matière utilisée par l’artiste, avant le verre et l’encre de chine. La lumière changeante, mouvante, déployée dans l’espace offre une gamme de détails et de reflets toujours renouvelée.
Le regard créé le mouvement de la peinture dans un jeu de lignes, de compositions et de lumière.
Anaïd Demir
Journaliste, Critique d'art et Commissaire d'exposition
Entre le blanc de Meudon et le noir de l’encre de Chine, Justin Weiler réalise une peinture-sculpture tout en contrastes où il est question de limites. Limites entre intérieur et extérieur mais aussi entre photographie et dessin, car cet amoureux du geste qui prend à bras-le-corps sa pratique artistique n’hésite pas à utiliser des matériaux urbains et à donner dans le grand format, mais aussi à jouer sur le trompe l’œil. On jurerait que ces rideaux de fer à l’échelle 1 sont des photographies en noir et blanc. Perdu ! Ce sont soit des volumes faits de mortier, de colle et d’autres matériaux posés posés sur des structures porteuses, soit des dessins hyperréalistes minutieusement réalisés à l’encre de Chine. Car Justin Weiler joue sans cesse avec les frontière et les matières pour éveiller la surprise et semer le doute chez le spectateur. C’est sans doute la raison pour laquelle il affectionne particulièrement les stores, les vitrines, les rideaux de fer… et la lumière qui caresse et les perce à jour. Chaque fois, il recherche l’impact visuel avec un travail très personnel qui nous rappelle parfois Soulages, Gasiorowski ou Bram Bogart, et puise autant dans l’expressionnisme abstrait que dans l’hyperréalisme.
Patrick Thibault
Le Bouquet
Directeur de publication et de rédaction
« Comment continuer à peindre des fleurs aujourd’hui ? Comment revisiter le bouquet de fleurs, allant de Brueguel à Gasiorowski ? »
Autant de questions posées par Justin Weiler dans une œuvre en train de fleurir et qui, à terme, réunira 81 formats pour arriver à une dimension de 3,60 mètres par 2,25.
Lorsqu’il est en entré aux Beaux-Arts, Justin Weiler détestait la peinture. « J’y suis rentré en grand naïf, dans une posture d’ado qui faisait du dessin et de la performance mais je me suis vite rendu compte qu’on était nombreux à faire ça. » Il choisit donc la peinture en réaction, sans deviner à quel point elle l’obsèdera. D’emblée, il embrasse les questions qui touchent à la peinture au XXie siècle et met en place un système de contraintes : supprimer une couleur de sa palette, jouer avec la reprise de tableaux de grands maîtres en se les réappropriant. Ou bien ne traiter qu’un seul sujet car il y a quelque chose qui relève de l’obsession, de l’accumulation, « de la saturation aussi » dans l’œuvre de Justin Weiler. Il y a d’abord les plantes grasses, des yuccas qui finiront par être en vitrine et qu’il reproduit à l’infini sans jamais en avoir fait le tour. Un peu plus tard, il passe au lavis. «Pour moi, ça n’est ni de la peinture, ni de la sculpture, ni du dessin. C’est une technique hybride que je rapproche néanmoins de la sculpture sur marbre.» Même si ça n’est pas la même obsession, au lavis, il y a la série des stores. D’abord des rideaux de fers criblés de balles au Lliban. les motifs des lignes horizontales sont soulignés par une lumière zénithale. « L’opposition formelle entre la radicalité des stores et la sensibilité du végétal se rejoignent. » les obsessions se conjuguent et le jeune lauréat du prix des arts visuels de la ville de Nantes travaille en parallèle sur son bouquet, toujours au lavis. « Comment peut-on continuer à peindre un bouquet de fleurs sachant que tous les peintres du dimanche font ça ? Que Delacroix et Bruegel ont fait ça ? » la réponse est dans le fil conducteur de sa production : « quelque chose qui touche à la condition humaine et à la question des vanités. Il s’agit d’un bouquet en train de faner. » Un travail au long cours, au sol pour chacune des 81 parties du tableau final. Qu’importe que ce soit trop grand, trop cher : « Le fait de jamais les voir finis me donne envie de les voir plus grands. »
Pauline Lisowski
Du cadre pour une relation entre peinture et architecture
Critique d'art et Commissaire d'exposition
Justin Weiler regarde avec attention l’espace urbain, ses éléments architecturaux et les vitrines des magasins l’inspirent. Celles-ci constituent à la fois des frontières et des ouvertures entre l’intérieur et l’extérieur et l’amènent vers le travail du passage de la lumière. Au départ, son médium fut la peinture à l’huile, puis il s’est mis à découvrir les potentialités de l’encre de chine, notamment pour créer une distance, une profondeur et penser d’autant plus le support pour interroger le médium pictural. Il accorde une grande importance à la gestuelle, se confronte à l’espace de son support, dans un désir d’étendre le champ de la peinture et créer l’ambiguïté entre la profondeur et la surface plane. Chaque voyage, durant lequel il prête attention aux éléments de l’architecture, l’incite à découvrir de nouveaux outils pour développer des manières de peindre.
Lors de son voyage à Beyrouth, Justin Weiler fut saisi par les rideaux de fer marqués par des impacts de balle. Les lignes horizontales de ces rideaux sont alors marquées par une constellation de trous noirs. Réalisées sur papier Arches, marouflées sur bois, ces œuvres intitulées Beyrouth, témoignent de l’histoire de ce pays.
Puis, dans sa série Operire, il a laissé la place à la lumière. Le titre fait écho aux termes « couvrir, recouvrir, cacher, dissimuler ». Justin Weiler cherche à rendre visible ce qui cache. Cette œuvre est en fait un protocole pictural dans lequel il choisit un même format, avec le même motif et la même source de lumière qui change du halo au faisceau jusqu’à interagir avec l’éclat lumineux du noir. Par l’accumulation des couches d’encre noir, il fait surgir les traces du temps.
Son voyage à Chypre l’a entraîné à observer les stores de commerces vides. De là est née la série Screen, des œuvres réalisées à l’encre de Chine sur verre. Ces peintures convoquent un espace entre-deux, « troisième espace », qui se révèle par couches de peintures, strates de recouvrement. Celles-ci conduisent à percevoir ce qu’il y a derrière la vitre.
Chaque œuvre de cet artiste joue sur des cadres, entre en résonnance avec le lieu qui l’accueille et redessine des lignes dans l’espace. La lumière et les reflets amènent une complexité à sa peinture et invitent à un déplacement ainsi qu’à une concentration du regard.
De plus, Justin Weiler utilise la plante, tel un alibi lui permettant de provoquer l’impression d’un espace clôt. La grande Serre, constituée de plusieurs cadres de différents formats, à l’encre de Chine sur papier, nous place face à une vitre où les plantes sont enfermées et ne peuvent alors que faner.
Son intérêt pour les serres a donné naissance à Ad Retro. Avec cette œuvre, architecture, l’artiste va encore plus loin dans le développement de son travail sur les vitres comme espace entre, qui n‘ « abrite rien ». Il a recouvert les vitres d’un blanc de Meudon, matière qui ne se fixe pas. Au fur et à mesure des gestes de recouvrement, se révèlent les strates de niveaux de blancs. Rétroéclairée, cette installation joue sur une tension entre une technique qui à la fois masque, cache et révèle.
Avec Bouquet pour Annie, une œuvre composée d’un ensemble de petites peintures d’une plante, Justin Weiler revisite la culture du bouquet de fleur, vanité, et exprime le rapport au temps qui passe. Cette œuvre incarne une tension entre une structure des lignes des différents cadres qui la composent et l’organicité du végétal. En fonction des espaces où elle est exposée, celle peinture-installation prolonge et répond à l’architecture.
Par ailleurs, Justin Weiler étend les relations entre la peinture et la sculpture dans la série Mapp. D’un geste franc, il creuse la matière et révèle des textures et une volumétrie en fixant du mortier adhésif et des pigments noirs. L’épaisseur du rideau de fer trouve ici une nouvelle forme, plus organique, avec une impression de mouvement. Cette œuvre incarne une multitude de strates de matières, qui débordent. Cette pièce évoque également un relief de paysage et suggère l’empreinte d’un sol.
Pour l’artiste, le support est important pour penser l’œuvre. Il déploie différents gestes et relations au corps vis-à-vis de sa peinture : le geste franc avec un outil dans la matière, la répétition de recouvrements jusqu’à la minutie d’une peinture détaillée. La matière picturale, de plus en plus fine, par succession d’une multitude de couches amène la lumière.
Justin Weiler
contact.justinweiler@gmail.com